Georges Sorel Réflexions sur la violence Marcel Rivière, Paris, 1910 |
Epub fait le 18 juin 2022.
L’expérience nous a toujours montré jusqu’ici que nos révolutionnaires arguent de la raison d’Etat, dès qu’ils sont parvenus au pouvoir, qu’ils emploient alors les procédés de police, et qu’ils regardent la justice comme une arme dont ils peuvent abuser contre leurs ennemis. Les socialistes parlementaires n’échappent point à la règle commune ; ils conservent le vieux culte de l’Etat ; ils sont donc préparés à commettre tous les méfaits de l’Ancien Régime.
On accuse les partisans de la grève générale d’avoir des tendances anarchistes ; on observe, en effet, que les anarchistes sont entrés en grand nombre dans les syndicats depuis quelques années et qu’ils ont beaucoup travaillé à développer des tendances favorables à la grève générale.
Ce mouvement s’explique de lui-même, en se reportant aux explications précédentes ; la grève générale, tout comme les guerres de la Liberté, est la manifestation la plus éclatante de la force individualiste dans des masses soulevées. Il me semble, au surplus, que les socialistes officiels feraient aussi bien de ne pas tant insister sur ce point ; car ils s’exposent ainsi à provoquer des réflexions qui ne seraient pas à leur avantage. On serait amené, en effet, à se demander si nos socialistes officiels, avec leur passion pour la discipline et leur confiance infinie dans le génie des chefs, ne sont pas les plus authentiques héritiers des armées royales, tandis que les anarchistes et les partisans de la grève générale représenteraient aujourd’hui l’esprit des guerriers révolutionnaires qui rossèrent, si copieusement et contre toutes les règles de l’art, les belles armées de la coalition. Je comprends que les socialistes homologués, contrôlés et dûment patentés par les administrateurs de l’Humanité aient peu de goût pour les héros de Fleurus, qui étaient fort mal habillés et qui auraient fait mauvaise figure dans les salons des grands financiers ; mais tout le monde ne subordonne pas sa pensée aux convenances des commanditaires de Jaurès.
Je m’arrête ici, parce qu’il me semble que j’ai accompli la tâche que je m’étais imposée ; j’ai établi, en effet, que la violence prolétarienne a une toute autre signification historique que celle que lui attribuent les savants superficiels et les politiciens ; dans la ruine totale des institutions et des mœurs, il reste quelque chose de puissant, de neuf et d’intact, c’est ce qui constitue, à proprement parler, l’âme du prolétariat révolutionnaire ; et cela ne sera pas entraîné dans la déchéance générale des valeurs morales, si les travailleurs ont assez d’énergie pour barrer le chemin aux corrupteurs bourgeois, en répondant à leurs avances par la brutalité la plus intelligible.